MOSCOU - Risques sous-estimés, désarroi des autorités et des liquidateurs "kamikazes" prêts à se sacrifier : l'écrivain Svetlana Alexievitch, auteur d'un livre sur Tchernobyl, estime à la lumière de la crise nucléaire au Japon que le monde n'a rien appris, vingt-cinq ans après cette catastrophe.

"Le monde n'a rien appris de la catastrophe de Tchernobyl" survenue le 26 avril 1986 en Ukraine soviétique, affirme Mme Alexievitch, 62 ans, dans un entretien téléphonique à l'AFP depuis Minsk.

L'écrivain bélarusse, qui a travaillé pendant dix ans sur "la Supplication", publié en 1997, recueil de témoignages poignants des victimes de Tchernobyl traduit en 20 langues dont le japonais, estime que les réactions humaines au Japon et en URSS "se ressemblent de manière frappante".

"Le mythe (sur la sécurité) atomique est resté intact. On a expliqué la catastrophe de Tchernobyl par le totalitarisme, la négligence des Russes, l'imperfection des réacteurs soviétiques", souligne-t-elle.

"Le monde a retenu que cela s'est passé aux marges de la civilisation" et en a déduit que les pays développés seraient épargnés, poursuit-elle.

En apparence, les centrales japonaises sont impressionnantes, reconnaît-t-elle : "J'ai vu une centrale à Hokkaïdo, de la fenêtre de mon hôtel. C'était fantastique, comme un OVNI blanc posé au bord de l'océan".

"Les gens que j'ai rencontrés au Japon m'ont dit que chez eux un Tchernobyl bis serait impossible. En France, en Allemagne et aux Etats-Unis, j'ai entendu la même chose : leurs centrales sont les plus sûres au monde".

"Mais l'académicien soviétique Anatoli Alexandrov me disait la même chose : les centrales soviétiques sont tellement sûres qu'on peut en construire une sur la place Rouge", se souvient-elle.

"Ce qui me frappe, c'est à quel point la situation ressemble aujourd'hui à ce que j'ai entendu sur Tchernobyl. On disait que Mikhaïl Gorbatchev (numéro un soviétique à l'époque) cachait la vérité. Mes amis au Japon m'écrivent qu'ils ont le même sentiment : on ne leur dit pas tout pour éviter la panique. Le pouvoir est désemparé".

"Les Japonais demandent à l'AIEA (Agence Internationale de l'Energie Atomique) et aux Américains de les aider. Le processus est incontrôlable. Il est temps que l'homme reconnaisse que ses moyens sont limités", poursuit-elle. "Il y a 550 centrales nucléaires au monde, cela suffit pour que la civilisation cesse d'exister".

Autre point commun entre les Soviétiques et les Japonais, selon Mme Alexievitch: l'attitude envers la vie humaine. "Au Japon il y a des +kamikazes+ pour neutraliser les conséquences. A Tchernobyl aussi les gens mouraient sans hésitation. C'est une question de mentalité, quand un individu seul n'a pas de valeur".

"A Tchernobyl, les pilotes d'hélicoptères confectionnaient eux-mêmes des slips en plomb pour se protéger. Mais c'est l'Etat qui aurait dû y penser pour ne pas rendre ses hommes impuissants !", dit-elle en estimant que des Occidentaux n'auraient pas accepté une chose pareille.

"En France aussi il y a beaucoup d'hommes courageux, mais ils exigeraient d'être protégés" dans une situation pareille.

Le livre de Mme Alexievitch, "La Supplication", est interdit au Bélarus, l'un des pays les plus touchés par les conséquences de Tchernobyl, où ce sujet est tabou. Le Belarus vient d'annoncer qu'il allait construire une centrale nucléaire, avec l'aide de la Russie.

"Le monde entier achète des dosimètres et suspend des programmes nucléaires", mais le président bélarusse Alexandre Loukachenko et le Premier ministre russe Vladimir Poutine "annoncent la construction au Bélarus d'une centrale nucléaire sur un terrain dépeuplé... après un séisme sans précédent qui a frappé le pays à cet endroit il y a 100 ans", s'insurge Mme Alexievitch.

(©AFP / 19 mars 2011 09h53)