« Sais-tu, dit-il entre autres choses, pourquoi je ne me suis jamais soucié de la mort ? Je sens en moi une vie que nul dieu n’a créée, nul mortel engendrée. Je crois que nous existons par nous-mêmes, et que seul notre libre désir peut nous assurer des liens aussi étroits avec le Tout.
- Je ne t’avais jamais entendu parler ainsi, remarquai-je.
- Que serait ce monde, poursuivit-il, s’il n’était un concert d’êtres libres ? Si les vivants, d’emblée, n’agissaient ensemble en lui, poussés par un élan joyeux, dans le sens d’une seule vie à plusieurs voix ? Ce serait un morceau de bois, une chose froide, une vague machine sans coeur.
- Ainsi, répondis-je, serait vraie au sens le plus haut la parole selon laquelle sans la liberté, tout est mort…
- Sans doute ! s’exclama-t-il. Si nul brin d’herbe ne croît qu’il n’ait en lui son germe de vie, combien sera-ce plus vrai de moi ! Ainsi, ami, c’est parce que je me sens libre au plus haut sens du mot, et sans commencement, que je suis sans fin, que je suis indestructible. Si c’est la main d’un potier qui m’a fait, il peut briser le vase à sa guise. Mais ce qui vit à l’intérieur du vase est nécessairement inengendré, de nature divine en son germe, élevé au-dessus de toute puissance et de tout art, donc invulnérable, éternel. » Chacun a ses mystères, Hypérion, ses pensées secrètes : telles ont été les miennes, depuis que j’ai commencé à penser.
» Ce qui vit ne peut être arraché, demeure libre jusque dans la plus profonde servitude, demeure un même si on le fend de part en part, demeure invulnérable même si on le blesse dans sa moelle : et son essence échappe d’un victorieux coup d’aile à ta prise… Mais le vent du matin se lève : nos bateaux s’éveillent. Ô mon Hypérion ! j’ai vaincu. J’ai pris sur moi de condamner mon coeur à mort et de nous séparer, préféré de ma vie ! Ménage-moi maintenant, épargne-moi l’adieu. Faisons vite ! Allons ! »

in Hypérion