Ce soir-là je n’avais pas envie de rentrer chez moi pas envie d'appeler cette femme de l’autre nuit pas envie de marcher dans les rues de Paris pas envie de traîner avec n’importe qui pas envie de voir quelqu’un au hasard de mon répertoire. J’avais envie d’être seule face à mon Côtes de Brouilly dans un bar festif au milieu d'inconnus et libre de les rencontrer sans avoir cette sensation d’être jugée pour vol d’amis. J'avais envie d'être là. Et les autres autour me parlaient parce qu’ils avaient envie de me parler parce qu’ils aimaient mon silence ou mon regard sur eux, doux ou perçant, c'est selon. S'ils me parlaient c'est parce qu'ils étaient touchés par mon sourire qui venait de saisir quelques bribes de leur conversation dans le silence-pont entre deux chansons. Mais à cette heure j’ai encore la tête dans mon cahier et je n’ai pas envie qu’on vienne me déranger. J’ai l’âme énervée. C’est le mot exact pour décrire l'état contradictoire de mon âme ce soir. En colère et calme.

Mon verre se vide peu à peu sous les rires de l’homme à la casquette, dans le mouvement de la serveuse à la natte, à l'ombre des courbes de l’escalier aux marches triangulaires.
Il se vide et mes yeux s’élargissent. Et mes doigts espèrent les touches d’ivoire de la nuit dernière dans le silence des réverbères de la rue Désiré.
Je vais rentrer. La porte s’ouvre -

C’est l’anniversaire de Rachid. Ils chantent d’une voix ivre, ses amis. Il sourit, Rachid, derrière son comptoir. Et Gainsbourg fredonne et je ne l’entends pas. L’ami porte le Che sur sa poche et se tourne vers moi et me sourit. Générosité de l’instant. J’aime. Je prends. La femme au pull chaussette s’impatiente et mes ongles rouge sombre avancent rapidement le long des chemins de papier. Le vernis s’écaille comme le poisson imaginaire de la table d’à côté. Les casquettes fument dehors. Le saxophoniste récupère ses instruments. Le bar se vide peu à peu. Le chauffage soulage mon dos et les lampes en dents de requin tracent un chemin au-dessus du comptoir. Elle : attend la fin de son service. Encaisse les dernières consos. « Oui, il va falloir y aller. Moi je suis ivre. » dit-il. Il n’arrive pas à dormir et baille devant ses verres vides. L’homme à la casquette cherche dans ses poches, yeux fermés, quelque chose à dire. Je l’aime cette casquette ! Elsa a son visage enfoui dessous : un regard invisible cerné de maquillage noir.

Merci Rachid. A bientôt. Et bon anniversaire !