Débarquement de nuit, après l'avoir survolée une première fois. Tanger : m'y voici. L'odeur et l'humidité me font sentir que je suis étrangère à cette ville. Je ne la connais pas et la respecte déjà. Les yeux grands ouverts, je m'engouffre dans la petite camionnette aux rideaux ocres. Les poètes font office de gardes du corps, avant ceux du coeur. Chéchia sur la tête, les rires fatigués se mêlent à l'ivresse d'arriver dans cette ville mystérieuse qui ne m'a pas encore empoignée. L'homme de l'hôtel se débat pour éclairer une grande chambre sombre et réparer à coups de main une lampe déjà endormie. L'arrivée dans une ville étrangère est toujours particulière. Liée à des états de faits ou coïncidences. Traçant un chemin à travers des rues pleines de pas rouges colorés de blanc, s'ouvre la joie d'être là, à cet endroit précis du globe, à la porte de deux mondes.

Nuit.

La Lumineuse aux accents d'agrumes laisse entrevoir par la trouée des palmiers son immensité bleue que je n'ai jamais contemplée que depuis l'autre côté. Le soleil brûle déjà la rétine. J'aime cette ville alors que je n'en ai encore rien vu. Premiers pas dans les rues en travaux de Tanger. Je passe devant la terrasse du café où, je ne le sais pas encore, Beckett avait coutume de s'asseoir. Kawa ? 10 Dirhams. Plus loin : la fontaine et la porte d'entrée de la médina. Légumes, poulets, fromages à portée de main, épices. Et la criée où s'entassent poissons, marocains et espagnols aux regards bruns profonds. Retour à l'envoyeur : je me laisse libre de les laisser me faire exister à travers eux. Succession de petites boutiques qui défilent à pas lents, droits, évitant la glissade sur les débris de bouffe. Chants. L'étranger dans la langue se fond déjà en moi avant de prendre la route pour Tétouan. Douanes volantes à répétition ou marchandeurs de lampes défectueuses. Les vendeuses de fromages déambulent le long de la route pour nourrir les enfants qu'elles ont posé quelques mois ou années plus tôt. Les cordonniers quant à eux, posent pour la mémoire, la mienne, me confiant l'art de transmettre le leur, plus tard, dans une autre langue, la mienne, et les faire exister à mon tour dans leur propre histoire. Je marche à travers les ruelles de la médina aux côtés d'Ahmed, mon éphémère chevalier servant. Discret, il m'accompagne jusqu'à ce lieu inattendu où s'entassent des peaux de bêtes qui soufflent quelque chose que je ne sens pas, préférant respirer par les pores ces effluves nauséabondes, si prenantes. C'est à la limite du supportable mais je me plais à rester un moment à humer ces espaces rares que seuls les gens d'ici connaissent. Deux lampes rouges seront bientôt dans ma chambre, propageant un brin de lumière de Tétouan dans le paysage bolivien du dernier grand voyage. Plus tard viendront s'y ajouter des verres de thé à la menthe et quelques cornes de gazelle à partager avec ceux qui font sourire mon âme. Le soleil s'infiltre par la septième porte de la médina et le miel du briouat coule encore sensiblement dans ma gorge. Douane. Hôtel. Les jours fondent en un clin de babouche et les clichés n'arrêtent plus. La caméra tourne, toujours autour de la langue. Etrangère et toujours un chouya familière, à des kilomètres de la chambre dont je me faisais hier encore l'heureux chérubin. La musique résonne toujours plus fort dans les écouteurs, la rendant plus oppressante.

Dormir.

Se reposer entre deux oreillers de plumes blanches, tandis qu'au loin sifflent les moteurs épisodiques des petits taxis bleus. Les hommes se retournent au passage des bottes européennes et captent le regard noisette de la résistance. Désirée ? Ici : oui. Jamais plus que ce jour. C'est agréable, loin d'être oppressant, malgré l'insistance des regards de ceux qui flairent l'odeur des chaussures poussiéreuses pour leur proposer leurs services. Extinction des feux. J'ai hâte de pouvoir m'étonner, demain, à nouveau, du cadeau inouï de ce voyage insensé aux fenêtres de Gibraltar. Kassou est là pour guider les sons et les images qui se dispersent dans ma tête. Il parle et se questionne, tandis que mon cerveau un instant quitte ma tête pour se poser sur celle de l'autre. J'ouvre la porte et laisse s'envoler un éclat de rire qui file percer le silence des eaux. Ville entre deux rives. La mer. Le vent. Le sable assourdissant les vagues. La plage est aux oiseaux. Trois à quatre traits pour qu'on sache qu'ils sont là, pas loin, ou déjà plus. Des groupes se forment. Le foot. L'attroupement sur la butte pour écouter la police montée. Les hommes isolés sont une menace, beaucoup plus que dans la ville. Attendent mains dans les poches. Qu'ont-ils d'autre à faire ? Mater. Attendre. Ecouter. Pister. Marcher. Ne pas bouger. J'ai la sensation d'être une proie sur laquelle ces aigles en blue jean ne vont pas tarder à fondre. Mais la menace est rassurante. Contradiction. Les larmes montent quand l'absence surgit dans les bars, au coin des rues, dans les détails des gestes, sourires, regards ou mouvements des gens autour de moi. La solitude offre un espace de liberté où elle peut facilement s'exprimer. Le nez coule, les cris prennent soudain le pas sur le bruit du ressac derrière moi et le silence de l'homme debout à droite. Toujours là. Me regarde, bras croisés, avant que son regard ne prenne place au coeur des footballeurs. Il efface les traces sur le sable, tandis qu'au loin un autre homme bras croisés ne cesse de me toiser. Des gardiens plus menaçants qu'anges. Je dois m'envoler. Rejoindre le Grand Socco.
Tout bouge, tout chante et m'enchante.
Le retard est de coutume.
Chokran !


tanger 2007 © mj