Vous êtes brillante ! Merci. Elle s'empara du compliment avec un large sourire. Ce ne fut qu'après quelques instants – et alors que le joyeux expéditeur du message s'en était allé lui laissant entre les mains ces quelques mots, qu'elle se demanda si elle pouvait recevoir ces propos comme un compliment. Un être brillant paraît émettre de la lumière mais en réalité : il n'en émet pas. Il paraît, en émettre, mais on ne peut pas dire de lui qu'il est un être lumineux. Lorsqu'elle sentit les rayons du soleil chauffer sa peau, sa pensée s'accéléra. Le soleil brille ! C'est un être brillant. Et elle se souvint avoir essayé de regarder le soleil dans les yeux. Soutenir son regard était impossible. L'apercevoir l'obligeait à se brûler les yeux, et à cette époque elle croyait encore qu'il était préférable d'être aveuglé plutôt qu'aveugle. L'expérience à laquelle elle s'était livrée fit s'abattre la sentence. Le soleil brille pour lui-même, mais dans sa relation aux autres, il éblouit : il nous empêche de voir ou bien dénature notre sensation visuelle. Le soleil nous offre ses rayons, nous réchauffe, mais que recevons-nous d'autre du soleil mis à part ce qu'il veut bien nous donner ? À ce moment-là, elle se demanda ce que l'homme du bar avait voulu dire par brillante. Avait-il été ébloui par elle ? L'empêchait-elle de voir à quoi elle ressemblait ? Elle ne se trouvait pas jolie, aussi avait-elle peut-être malgré elle trouvé un moyen de fixer agréablement l'attention sur sa personne. La beauté de son esprit : un masque pour protéger son physique disgracieux. Elle eut soudain la sensation étrange que l'homme l'avait réduite à l'état de statue. La société adore mettre les gens sur un piédestal, créer des idoles, des icônes ou des mythes. Tel un buste, vous êtes voué à être observé par des gens qui reposent sur un sol à quelques mètres au-dessous de vous. C'est une chose impensable pour qui aime regarder les gens droit dans les yeux. Elle se sentit soudain blessée par ce compliment, parce qu'elle avait toujours voulu rester à l'écart, et que là : elle venait de se faire piéger. Ce n'est pas tant le compliment, que le regard admiratif de l'homme sur elle qui la dérangeait maintenant. L'admiration est un oubli de soi-même comme l'égal de l'Autre. La phrase sortit d'elle-même. Elle resta encore quelques minutes dans la rue, debout près de l'entrée d'un cinéma. Elle était en colère d'avoir pu laisser un tel sentiment s'ancrer dans l'âme de cet homme. Saut. Mais ce n'était peut-être qu'une flatterie. Elle se souvint alors de son charme. Elle pensa c'est probablement lui qui est brillant. J'ai été séduite par sa manière de parler. Non pas par sa voix, mais par tout l'accoutrement enrobant sa parole. Je me suis délectée de ces propos qui n'étaient habituellement destinés qu'aux autres. Elle sentit monter en elle la colère. Les mots s'entrechoquèrent dans son cerveau, lui laissant quelques maux de tête, un goût caustique, et le sentiment désagréable de s'être encore une fois laissé flouer. Les êtres brillants veulent masquer une facette de ce qu'ils sont vraiment. Ils font écran. Ils fascinent. Ils séduisent. Ce sont des ensorceleurs qui empêchent celui qui consent à tomber sous leur charme de voir les choses comme elles sont. Dès lors la voie est libre. Il l'égare, l'abuse, le fait tomber dans l'erreur. L'art du discours. Comment ai-je pu penser une seule seconde qu'il était sincère ? Et appuyant sur le bouton changement d'humeur, elle se calma en un temps éclair. Qui abuse qui ? Qui s'est laissé abuser ? Que l'être brillant soit lui ou moi, peu importe. C'est un jeu dont les règles ont été acceptées par chacun d'entre nous. Je peux perdre, mais je gagne toujours. Son regard venait de croiser une photo du film L'année dernière à Marienbad. Les mots s'éteignirent. Ou plutôt : elle les moucha. Elle reprit son errance dans les rues de la Grandville. Elle voyait défiler devant ses yeux l'image d'un meuble à pharmacie, avec ses tas de tiroirs à l'ancienne. Elle les voyait s'ouvrir et se fermer, et apercevait dans chacun d'entre eux : des boîtes. Nous ne pouvons contrôler tout ce que nous disons, nous dirons toujours autre chose dans un même temps. L'état intérieur de l'être qui parle s'échappe toujours. Et si ce n'est par ses mots, ce sera sa voix qui trahira ce qu'il ressent au moment où il parle. Ou ses gestes, ses hésitations, et autres mouvements si petits que l'être qui parle est bien souvent le dernier à les remarquer. Et à les admettre. Nous avons des milliers de brèches que nous tentons chaque jour de colmater. La machine ne s'arrête jamais, ce sont les temps modernes, elle s'est mise en route avant même que la bouche s'ouvrît pour la première fois. Les mots n'étaient que sons et redeviendront peut-être sons un jour. Mais avant que de les enterrer : n'oublions pas d'ouvrir le ventre des mots pour tenter d'apercevoir leur vrai visage.